4. DANS LA BAIGNOIRE
Une blessure profonde lui faisait un vilain sourire au-dessous du nombril. Quelque chose de pointu avait frappé le Pr Adjemian au ventre. Il ne bougeait plus.
Il était tout raide, assis, comme hébété au milieu de son sang.
La porte d’entrée joua sur ses gonds.
Sa femme de ménage fut la première personne à le découvrir. Elle avait entrepris de nettoyer l’appartement en sifflotant une comptine portugaise quand elle aperçut le corps du savant, rigide dans sa baignoire. Elle poussa un cri strident, se signa rapidement et s’enfuit quérir son mari qui officiait en tant que gardien au rez-de-chaussée. L’homme monta, émit une série de jurons évoquant des instants méconnus de la vie sexuelle de certains saints portugais et téléphona à la police.
S’ensuivit sur le palier un attroupement formé par quelques voisins attirés par le tapage mais qui restèrent prudemment sur le seuil. Puis : trois policiers qui prirent officiellement le contrôle des lieux. Puis : un jeune inspecteur blasé à l’air épuisé. Puis : un journaliste d’agence de presse qui avait capté l’appel de la police sur la radio de sa voiture. Puis : deux journalistes de quotidiens, l’esprit encore embrumé par le bouclage tardif de la veille. Puis encore des voisins badauds interpellant les premiers avec des : « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Puis : une journaliste d’hebdomadaire qui se trouvait habiter par hasard à l’étage au-dessus et qui, en descendant tranquillement l’escalier, avait été intriguée par tout ce remue-ménage. Le policier de faction la laissa passer quand elle exhiba sa carte de presse. Puis : des mouches. Puis : des acariens nécrophages. Mais ces derniers (vu les distances à leur échelle) furent les plus longs à approcher du corps.
Le jeune inspecteur examina attentivement le lieu du crime en le parcourant en tous sens et délivra ses conclusions aux journalistes présents. Selon lui, on se trouvait en présence d’un crime commis probablement par un serial killer en maraude. Il y en avait déjà eu plusieurs dans le quartier. Chaque fois, les circonstances étaient identiques. Le tueur rôdait dans les couloirs des immeubles en quête d’une porte laissée entrouverte par un locataire insouciant. Dès qu’il en repérait une, il pénétrait dans l’appartement, s’emparait du premier objet à portée de main susceptible de faire fonction d’arme et frappait à mort.
— Il s’agit du cinquième crime du même genre depuis le début du mois. Tout coïncide parfaitement. Aucune trace, pas d’effraction, la porte n’a pas été forcée. Une arme de fortune empoignée sur la scène même du crime, en l’occurrence un des piolets de paléontologie qui traînent dans le bureau. L’assassin a dû l’emporter après son forfait et s’en débarrasser plus tard dans une poubelle quelconque. Si une benne ne les a pas déjà enlevées, il suffira probablement de sonder les ordures du coin pour retrouver l’objet.
A peine commencée, l’enquête était close. Le jeune policier demanda aux journalistes de ne pas omettre de rappeler à leurs lecteurs qu’il faut toujours veiller à bien refermer sa porte derrière soi. Surtout dans les grandes villes où il vaut mieux se méfier de tout le monde.
Les journalistes ne se donnèrent pas la peine de consigner cette recommandation civique. Déjà, ils brandissaient leurs appareils photo pour tâcher de ramener le meilleur cliché des lieux.
L’inspecteur observa de loin la journaliste d’hebdomadaire. Elle était comme une apparition féerique en ce lieu blafard. Une longue chevelure rousse micro-ondulée retenue par un ruban de velours noir, des yeux vert émeraude, une veste chinoise sans manches dévoilait des épaules fines tandis que le col mao dissimulait le cou, une façon gracieuse de se déplacer telle une petite souris… Quand elle capta son regard intéressé, il s’enhardit :
— Pour quel journal travaillez-vous et comment vous appelez-vous, mademoiselle ?
— Lucrèce Nemrod, je bosse pour Le Guetteur moderne. Mais ne perdez pas votre temps à me draguer. Je ne mélange jamais plaisir et travail, rétorqua-t-elle, sans cesser de mâchouiller un chewing-gum.
Le jeune homme rougit et se dirigea vers les plantons à la porte qu’il morigéna copieusement en leur reprochant de n’avoir pas encore dispersé la petite foule de voisins baguenaudant sur le palier.
Avec sa repartie fraîche, la journaliste avait atteint son objectif. Laissée seule, elle put étudier à loisir les dossiers qui se trouvaient dans le bureau de la victime. Un classeur portait la mention Curriculum vitae. Elle l’ouvrit. Le Pr Adjemian devait avoir été une sommité scientifique et il cumulait des diplômes de paléontologie émanant d’universités tant françaises qu’anglaises et américaines.
Elle feuilleta ensuite un classeur Presse et prit au hasard une coupure récente. Le Pr Adjemian annonçait qu’il opérerait bientôt des fouilles en Tanzanie, dans la vallée de l’Olduvai, et prétendait s’apprêter à révéler « la véritable nature du chaînon manquant » de l’humanité.
Il y avait près des murs des squelettes de singes, suspendus à des potences par des fils de fer entortillés. A droite dans une vitrine, des centaines d’os fossilisés recouverts de vernis jaune et soigneusement étiquetés. A gauche, des photographies de chimpanzés plus ou moins grimaçants et du matériel de fouille : pioches, pelles, brosses, racloirs, pinceaux, loupes, piolets de toutes tailles.
Elle gagna la salle de bains. Sous les flashes de ses collègues journalistes, le corps nu et blanc du Pr Adjemian assis dans sa baignoire apparaissait comme un mannequin de cire marinant dans du jus de pruneaux. La rigidité cadavérique avait accompli son travail. Le savant était là, les yeux fixes, grands ouverts, la bouche béante, les sourcils levés.
Il y avait pourtant quelque chose de curieux dans la position du corps. La main gauche reposait dans l’eau stagnante de ce dernier bain, mais la main droite, elle, était bien ancrée sur le bord de céramique, index crispé en direction du miroir.
Comme si, juste avant de mourir, le savant avait voulu désigner quelque chose ou quelqu’un s’y reflétant.